Jean-Toussaint Desanti (1914-2002) enseigna la philosophie à l’ENS de Saint-Cloud comme assistant agrégé puis comme maître assistant et maître de conférence avant de gagner l’université de la Sorbonne en 1971 où il succéda à Georges Canguilhem.
Résistant, il participa dès 1940 à un petit groupe qui s’appelait « Sous la botte » avec Dominique, sa femme, Maurice Merleau-Ponty, Simone Devouassoux, François Cuzin, Yvonne Picard et le mathématicien Raymond Marot ; après le retour de Sartre en 1941, les mêmes fonderont la revue « Socialisme et liberté »1. Il s’engagea ensuite au PCF et participa après la guerre aux activités de la Nouvelle Critique ; il s’expliquera sur cet engagement militant dans Un destin philosophique (1982), ouvrage qui propose sous forme d’anamnèse une véritable phénoménologie de la croyance et analyse magistralement l’expérience de la pensée captive.
Son œuvre est tout d’abord celle d’un épistémologue formé par G. Bachelard et J. Cavaillès. Desanti s’intéresse très tôt aux mathématiques et entretiendra des relations d’amitié avec de grands mathématiciens comme André Lichnerowicz, Gustave Choquet, Laurent Schwartz pour ne citer qu’eux. Le souci d’ancrer la philosophie dans les positivités en la contraignant à décrire la constitution des objets scientifiques de l’intérieur est au cœur de son grand œuvre les Idéalités Mathématiques, qui proposent une analyse de la théorie des fonctions de variables réelles2. Loin de toute les entreprises de fondation et de tous les discours de surplomb, l’alternative est claire : « Ou bien se taire sur une science, ou bien en parler de l’intérieur, c’est-à-dire en la pratiquant »3. La rigueur d’une analyse rétive à toute importation de discours préconstitués se satisfait d’un matérialisme minimal et problématique qui consiste à :
« chercher ce qu’il m’est possible de dire […] sur le mode de manifestation de ce que nous nommons "monde", "expérience" et "savoirs". Avec de plus cette autre contrainte (positive celle-là) d’avoir à respecter la manière d’être spécifique […] des champs d’objets et des domaines de sens que ce monde, cette expérience et ces savoirs dévoilent en leur connexion. »4
Dans le sillage ouvert par les concepts forgés dans Un Destin philosophique, la phénoménologie de Desanti s’approfondira dans les dialogues avec D-A. Grisoni qui comportent des réflexions fondamentales sur le corps, le langage, le temps, la mémoire et l’historicité. Il s’agissait toujours pour lui de défaire les modes de pensée habituels en forçant le philosophe à mélanger les cartes de son jeu :
« Je me méfie des trains de pensée ordonnés d’avance et qui semblent se dérouler sans faille. Aussi, lorsque je crois courir ce risque, je change de langage et de champ. D’autres connexions se forment alors, inhabituelles cette fois, et je me mets au travail pour tenter de leur donner corps. J’ai ainsi appris à travailler d’une manière méthodiquement a-méthodique, qui peut passer pour vagabonde ou anarchique. En vérité, elle empêche de ronronner dans les concepts et préserve, avec la souplesse des connexions, le sérieux et la liberté du jeu. Donc n’hésitons jamais à changer de paysage, pour apprendre à notre cerveau l’art des connexions insolites et difficiles »5
Jean-Toussaint Desanti fût également un professeur hors pair dans la préparation de générations entières de normaliens aux épreuves de l’agrégation, mais aussi dans ses cours sur les grands auteurs (Aristote, Spinoza, Hegel etc.), sur la logique et la philosophie des sciences. On retrouve dans tous ses écrits et notamment dans l’Introduction à la lecture de la phénoménologie ou dans les dialogues avec D-A. Grisoni le sens aigü de la lecture qui fût le sien, exégèse qui est toujours en même temps naissance de l’exigence de philosopher par soi-même.
Sa pensée riche et rigoureuse est d’une actualité confondante et propose des voies qui méritent d’être poursuivies.
Sur cette période cf. le témoignage de Simone Debout in Hommage à Jean-Toussaint Desanti, TER 1991,p.33sqq., ainsi que les témoignages de Jean-Toussaint et Dominique Desanti in La liberté nous aime encore, Odile Jacob, 2001, p. 53-56 et 65-74.
« Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre la façon dont cela s’était constitué. Je ne voulais pas écrire une histoire, je souhaitais plutôt m’installer dans la théorie à un moment donné, en faire la description et conduire une étude des opérations constitutives qui permettaient de construire les objets auxquels cette théorie avait affaire. » (La liberté nous aime encore op.cit., p.263).
La philosophie silencieuse ou critique des philosophies de la science, Seuil, 1975 p.108
Un destin philosophique, Hachette littératures, 2008, p. 324-325
Philosophie : Un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2. Conversations avec D-A. Grisoni, Grasset 1999, p 36.